En vous promenant dans le boisé du Tremblay à Longueuil, vous aurez peut-être l'occasion d'apercevoir au détour d'un chemin, d'étranges monticules de terre, parfois recouverts d'herbe et presque toujours les pieds dans l'eau; vous serez alors les observateurs privilégiés des cités lacustres de Lasius minutus.
Bien qu'elle porte un nom digne d'une impératrice romaine, Lasius minutus est une fourmi. Elle se distingue des autres par une petite taille, une robe variant de l'orangé au brun pâle et des poils parsemés sur tout le corps. Vieilles de 65 millions d'années, les Lasius ont colonisé l'hémisphère nord, bien avant que l'homme ait fait son apparition. Elles se divisent en quatre-vingt quinze espèces, dont douze seulement vivent au Québec, se partageant des habitats très variés. L'espèce «minutus» privilégie les milieux humides, généralement à ciel ouvert, parfois boisés.
Elle construit ses cités au bord de l'eau, s'isolant d'elle en érigeant des dômes de terre qui peuvent atteindre un mètre de hauteur, une taille impressionnante quand on sait qu'une ouvrière moyenne dépasse difficilement les trois millimètres de longueur.
Peu d'études ont été menées sur cette fourmi et ses habitudes restent mystérieuses. La colonie, gouvernée par plusieurs reines, est constituée d'un réseau de quelques cités, deux à trois en moyenne qui peuvent toutes contenir plusieurs reines. On ne sait pas si elles communiquent entre elles pour s'échanger des individus, de la nourriture ou des informations, soit de façon permanente, soit épisodiquement au gré des saisons et des inondations. On ne sait pas non plus si les fourmilières se prolongent sous terre comme cela se fait chez d'autres espèces de fourmis.
Lasius minutus tire sa nourriture de troupeaux de pucerons et de cochenilles. Elle les fait paître sur les racines qui traversent sa fourmilière. Les insectes suceurs pompent la sève des arbres et produisent une déjection sucrée, le miellat qui est récolté par les fourmis. Certains observateurs l'ont vue ramener des insectes à sa fourmilière et prétendent qu'elle pourrait aussi chasser. Cela reste à confirmer.
Il est difficile de dire combien d'individus occupent la fourmilière. Minutus est discrète et en dehors de l'essaimage, le moment où les jeunes reines quittent le nid pour aller fonder de nouvelles colonies, l'activité autour de la fourmilière est plutôt réduite. Bien sûr, elle augmente un bref instant lorsque les futures reines et les mâles sortent pour leur envol nuptial, accompagnés des ouvrières qui les assistent. Mais, souvent, minutus préfère le «bourgeonnement» pour étendre son territoire. Les jeunes reines partent alors par voie terrestre avec un groupe d'ouvrières; ce qui rend le départ plus discret, mais plus sur. Quelle que soit la méthode utilisée, la nouvelle reine, plutôt petite comparée à d'autres reines de fourmis, n'a pas la capacité de fonder seule une colonie. Aussi pratique-t-elle le parasitisme social temporaire en s'infiltrant dans une fourmilière existante, soit de son espèce, soit d'une espèce voisine, comme Lasius pallitarsis ou alienus. Elle se fait adopter en s'imprégnant de l'odeur de ses hôtesses et les ouvrières, bernées, élèvent sa progéniture. Elle peut cohabiter avec la reine déjà en place, jusqu'à ce que le nombre de ses ouvrières soit suffisant pour aller fonder sa propre colonie, un peu plus loin. Elle peut aussi tuer l'ancienne reine et, avec le temps, les ouvrières de Lasius minutus finissent par supplanter les autres, puisque leur relève n'est plus assurée.
Cette fourmi n'est pas une nuisance pour l'être humain. Elle nous est même probablement utile en participant, à sa façon, à l'équilibre naturel. Pourtant, elle disparait. L'Homme s'étend, nivelle, draine, construit et détruit les habitats capables de l'héberger. Tant et si bien que Lasius minutus est devenue rare. Ne vivant que dans l'est de l'Amérique du Nord, son territoire s'étend approximativement, du Minnesota à l'ouest au Maine et à la Nouvelle-Écosse à l'est, et de la Virginie au sud jusqu'au Québec, au nord. Chez nous, on ne les trouve plus qu'à quelques endroits dans le sud de la province dont l'un est ici, à Longueuil. Isolées, elles survivent tant bien que mal à la pression humaine et, si nous ne les protégeons pas, elle et son habitat, nous serons peut-être les témoins de la fin d'une histoire qui dure depuis 65 millions d'années.
Publié dans le numéro de janvier 2010 d'Infociel, le bulletin d'information du Centre d'information sur l'environnement de Longueuil
Les magnifiques photos de la fourmi ont été prises par Bruno Gentile, un artiste talentueux dont on peut admirer quelques réalisations sur son blog