Saviez-vous que les arbres parlent ? Pas tous, seuls les plus vieux, car le temps des arbres ne s'écoule pas comme le nôtre et la faculté de parler ne leur vient que tardivement. Avant, ils se contentent d'observer et d'engranger les souvenirs.
Un arbre qui parle, j'en ai justement croisé un, il n'y a pas longtemps. C'était un frêne et il était sur le point de s'endormir. Comme une nuit de frêne dure une saison d'homme, je me suis dépêché de l'interroger sur son allure imposante et sa présence insolite au milieu des siens aux troncs si rectilignes et si frêles.
Comme tous les arbres de cet âge, il ne se fit pas prier et me répondit que c'était le poids des années qui avait ainsi courbé ses branches.
"Peut-être, mais aucun des frênes alentour n'atteindra jamais votre prestance, même avec les années" lui répondis-je, pensant que quelques compliments ne pourraient pas nuire à la conversation, puisqu'ils étaient sincères.
Il me donna raison et, en guise d'explication, se mit à me raconter sa jeunesse...une jeunesse bien solitaire. | |
"Quand je vins au monde, dans le fossé, au milieu des pierres qui en avait été retirées pour faciliter le drainage des terres et marquer la frontière entre les rangs, le paysage était fort différent de celui d'aujourd'hui. Il ne restait plus que quelques arbres; les autres avaient été abattus pour construire les abris des hommes ou laisser passer leur charrue. Pour vous dire, en se tournant vers le sud-ouest, on pouvait voir au loin le sommet du Mont-Royal et quelques panaches de fumée s'élever de la ville à ses pieds. À l'époque, c'est vrai que l'espace ne manquait pas, la lumière non plus. Aussi en ai-je profité, lançant mes branches aux quatre vents pour capter chaque rayon de soleil sans craindre la concurrence. Aujourd'hui, les jeunes se battent pour se faire une place au soleil, ils se dépêchent d'atteindre les sommets, mais beaucoup s'essoufflent avant d'y parvenir. La vie était-elle plus facile avant ? Elle était différente. Livré aux intempéries, rien pour amoindrir le vent, cible désignée pour la foudre ou pour les maladies, je ne pouvais compter que sur moi-même pour survivre.
Mais finalement les années ont passé, rythmées par les travaux des champs, animées par la conversation des paysans qui s'abritaient du soleil ou de l'averse sous mon feuillage. Puis un jour, il n'y eut plus de visites, plus de machines, plus rien. Tout s'est alors lentement repeuplé, jusqu'à aujourd'hui, ce trottoir de bois et vous de nouveau. Je suis bien content de vous revoir."