Il suffirait d'une étincelle pour enflammer la gorge de ce colibri à gorge rubis. |
Au Québec, de mai jusqu'en septembre, nous avons le privilège de pouvoir observer le colibri à gorge rubis. Le terme "privilège" n'est pas exagéré quand on sait que la famille des colibris (les trochilidés) n'existe que sur le continent américain et qu'elle compte 373 espèces (Birdlife International), mais que seulement cinq d'entre elles nichent au Canada et une seule dans la moitié est du pays.
Il est à noter qu'en dépit du nombre important d'espèces, les trochilidés n'échappe à la diminution globale de la biodiversité. On a enregistré une baisse des populations de 60 % des espèces et un risque de disparition pour 10 % d'entre elles. Deux espèces sont par ailleurs considérées comme éteintes.
Avec ses trois grammes et ses dix centimètres, le colibri à gorge rubis passe facilement inaperçu. Il est pourtant commun et facile à observer. Si on veut s'assurer qu'il y en a autour de chez soi, il suffit de suspendre une mangeoire (une dizaine de piasses dans les quincailleries) et de la remplir d'eau sucrée (1 volume de sucre - mais pas de fructose - pour 3 ou 4 volumes d'eau). S'ils ne nichent pas autour de chez vous, vous courrez au moins la chance d'attirer les migrateurs en avril-mai et en août-septembre. Et n'hésitez pas à rapporter vos observations sur le site du Projet Colibri.
Les colibris sont des oiseaux fascinants à plus d'un titre. Ils maitrisent parfaitement le vol stationnaire, une capacité dont peu d'oiseaux peuvent se vanter, et sont les seuls à avoir développé la technique du vol à reculons. Ils sont aussi équipés d'un mode "économie d'énergie" qui les fait entrer dans un état de torpeur quand les nuits sont trop froides. Leur rythme cardiaque passe alors de 250 battements au repos (1200 en vol) à 50 battements par minute et leur température de 40-44 °C à 13 °C. Par ailleurs, ce sont des experts en effets spéciaux qui sont capables de contrôler l'iridescence de leur plumage au gré de leur humeur. En outre, certains colibris à gorge rubis canadiens peuvent parcourir plus de 3 000 km et traverser le golfe du Mexique pour rejoindre leur aire d'hivernage en Amérique du Sud avant de refaire le trajet en sens inverse le printemps suivant. Et que dire de leurs noms de genre, plus poétiques les uns que les autres: bec-en-faucille, ermite, porte-lance, coquette, émeraude, dryade, saphir, ariane, brillant, inca, héliange, érione, haut-de-chausses, porte-traîne, métallure ou sylphe.
Nombre d'espèces nicheuses / Pays Fond de carte: d-maps. Données: Birdlife International Cliquer sur l'image pour agrandir |
Pour expliquer cette répartition, il faut d'abord savoir que 90 % du régime alimentaire des colibris est constitué de nectar, un liquide sucré sécrété par les fleurs pour attirer les pollinisateurs ; les dix autres pour cent sont constitués de petits invertébrés (pucerons, moucherons et autres). Les colibris sont donc essentiellement des butineurs qui dépendent des fleurs pour se nourrir. Ils s'y sont d'ailleurs très bien adaptés autant d'un point de vue anatomique (petite taille, forme des ailes, bec plus ou moins long et plus ou moins courbé) que physiologique et comportemental (par exemple, les colibris ont tendance à se montrer territoriaux et agressifs avec les insectes qu'ils considèrent comme des compétiteurs pour la ressource, mais pas avec les autres oiseaux). La fleur aussi s'est adaptée (couleur, longueur de la corolle et composition du nectar) et, au fil du temps, des relations parfois extrêmement étroites se sont tissées entre certaines espèces de plantes et de colibris. On considère que 7 000 espèces de plantes dépendent des colibris pour leur pollinisation.
D'un point de vue évolutif, l'adaptation est un phénomène passif et une espèce n'est capable de s'adapter que parce qu'elle est composée d'individus présentant tous d'infimes variations génétiques les uns par rapport aux autres. Lorsqu'une de ces différences facilite l'interaction d'un individu avec son milieu (par exemple, un bec un peu plus long qui permet d'aller chercher un peu plus de nectar au fond de la fleur ou une digestion plus efficace du nectar), il va bénéficier d'un avantage sur les autres. Cet avantage peut augmenter les chances qu'il survive, qu'il se reproduise et donc qu'il transmette son avantage à la génération suivante. Cette particularité va ensuite se répandre au sein de l'espèce qui finit par l'acquérir de génération en génération. Cette évolution adaptative peut être lente ou relativement rapide sous l'effet d'un changement brusque de l'environnment; il n'y a qu'à penser à la disparition de presque tous les dinosaures à l'exception des oiseaux qui, on le sait maintenant, sont des descendants des dinosaures.
Les cartes peuvent être agrandies en cliquant dessus. À gauche, le nombre d'espèces de colibris qui nichent au Canada et aux États-Unis, par province et par état. On peut remarquer un gradient négatif du nord au sud et d'ouest en est. L'unique espèce qui occupe à elle seule la moitié orientale de cette région de l'Amérique est le colibri à gorge rubis. La seule espèce endémique aux États-Unis est le Colibri d'Allen; il n'y a pas de colibri endémique au Canada. Au-dessous, le nombre d'espèces de colibris nichant dans les états du Mexique (à gauche) et dans les pays d'Amérique Centrale (à droite). Les îles caribéennes hébergent peu d'espèces, mais toutes sont endémiques de cette région à l'exception du Colibri à gorge rubis. | |
À droite, le nombre d'espèces de colibris nichant ou résidant en permanence dans les pays d'Amérique du Sud. La Colombie détient le record d'espèces observables (163) et le Pérou le record d'espèces endémiques (20). |
Dans le cas des colibris et des plantes, il s'agit d'une véritable co-évolution qui bénéficie autant au colibri qui s'assure une source de nourriture en éliminant la concurrence d'espèces moins adaptées, qu'à la plante qui s'assure les services d'un pollinisateur et donc la pérennité de son espèce.
Évidemment, quand on dépend des fleurs pour s'alimenter, on court le risque de manquer de nourriture quand la floraison est terminée. Pour pallier la période de disette, il faut donc diversifier ses sources d'approvisionnement locales ou déménager à la recherche d'autres fleurs. Les colibris font les deux dans des proportions variables selon leur degré de spécialisation pour les fleurs. Je ne rentrerai pas dans les stratégies qui sont adoptées par les différentes espèces d'une communauté de colibris pour se répartir les ressources d'un même territoire, mais c'est un sujet intéressant et complexe qui est étudié par les biologistes. Il est abordé en détail dans certaines des publications citées plus bas. J'aborderai juste la question des déplacements qui peuvent être un moteur d'expansion du territoire. Chez les colibris, les biologistes en ont répertorié quatre types:
1. Le déplacement non programmé ou dispersion. Ce type de déplacement imposé par le manque de ressources alimentaires se fait au hasard, dans toutes les directions, sans connaitre la destination et sans retour au point de départ. Il est effectué principalement par les jeunes dont le rang hiérarchique et l'inexpérience limitent l'accès à la nourriture. Il existe des preuves de ces déplacements chez 49 espèces de colibris.
2. Les déplacements programmés, ou migrations, sont des déplacements réguliers et périodiques (généralement saisonniers) effectués par un groupe d'oiseaux de la même espèce qui connaissent leur destination et savent qu'ils vont revenir à leur point de départ à un moment donné. Ces migrations sont de trois types:
a. La migration altitudinale. Les oiseaux changent d'altitude selon la saison, sans dépasser un rayon de 10 km. On estime, bien que cela soit difficile à établir, que 87 espèces de colibris la pratiqueraient.
b. La migration latitudinale de courte distance qui correspond à un déplacement dans un rayon de 10 à 1000 km du lieu de nidification. Elle aurait été identifiée chez 42 espèces.
c. La migration latitudinale de longue distance correspondant à un déplacement de plus de 1000 km. Elle concerne 29 espèces de colibris parmi lesquelles 13 espèces effectuent une migration néarctique (vers le nord), 15 effectuent une migration australe et 1 espèce effectue une migration intratropicale (d'un tropique à l'autre). Le colibri à gorge rubis est le meilleur exemple de migrateur latitudinal et néarctique de longue distance.
Si la quête de nourriture est un élément fondamental pour comprendre l'occupation du territoire par les colibris ainsi que leurs migrations, elle n'explique pas pourquoi on ne les trouve que sur le continent américain. Beaucoup d'autres familles d'oiseaux ont des représentants sur plus d'un continent, même si ces représentants ont évolué avec le temps pour former des espèces parfois très différentes d'un continent à l'autre. Par exemple, parmi les oiseaux de petite taille, on peut citer la famille des sittidés représentée par les sittelles à poitrine rousse et à poitrine blanche en Amérique du Nord et par la sittelle torchepot en Europe, ou la famille des paridés qui comprend, entre autres, la mésange à tête noire en Amérique du Nord et la Mésange charbonnière en Europe. Il y a aussi le cas plus rare des espèces que l'on retrouve sur plusieurs continents comme l'hirondelle rustique qui niche dans tout l'hémisphère nord ou le fameux Harfang des neiges, une espèce circumpolaire.
Pour expliquer l'isolement des colibris sur le continent américain, il faut aussi se plonger dans l'histoire de leur évolution. C'est une histoire que l'on comprend de mieux en mieux grâce à la paléontologie, à la géologie et aux nouvelles techniques d'analyse de l'ADN et que je raconterai dans le prochain article.
Sources:
- Abrahamczyk, Stefan, et Michael Kessler. Morphological and Behavioural Adaptations to Feed on Nectar: How Feeding Ecology Determines the Diversity and Composition of Hummingbird Assemblages. Journal of Ornithology, vol. 156, 2, avril 2015, p. 333‑47.
- Brown, James H., et Michael A. Bowers. Community Organization in Hummingbirds: Relationships between Morphology and Ecology. The Auk, vol. 102, 2, 1985, p. 251‑69.
- Leimberger, Kara G., et al. The Evolution, Ecology, and Conservation of Hummingbirds and Their Interactions with Flowering Plants. Biological Reviews, vol. 97, 3, 2022, p. 923‑59.
- Rappole, John H., et Karl-L. Schuchmann. Ecology and Evolution of Hummingbird Population Movements and Migration ». Avian Migration, édité par Peter Berthold et al., Springer, 2003, p. 39‑51.